Pour l’ex-Directeur d’exploitation de la BEAC et conseiller des deux derniers gouverneurs, il faudrait beaucoup réfléchir avant de rompre les accords monétaires avec la France, en structurant d’abord de vrais modèles économiques qui ne font plus des ressortissants de la sous-région des consommateurs de toutes les bricoles du monde. Il pense que la légèreté de la gouvernance de nos Etats est au moins absorbée par la stabilité du FCFA qui bénéficie d’une forte régulation du fait d’une gestion entre six pays et de la garantie de Paris. Le compte d’opération, selon lui, ne peut être une source d’enrichissement pour la France, car le montant des avoirs déposés dans celui-ci au meilleur des cas ne dépasse pas souvent 10 milliards d’euros ; ce qui est faible au regard des avoirs de l’économie française et de sa dette même qui s’élève à plus de 3 000 milliards d’euros.
Pourquoi le Gouverneur de la BEAC Abbas Mahamat Tolli nous maintient-il encore dans le FCFA ?
Aboubakar Salao(AS) : avant de répondre à vos questions, il me tient à cœur de vous remercier, vous Monsieur Guy NFONDOP et toute l’équipe d’Afrique Média, de l’intérêt que vous portez aux problématiques monétaires et de développement des pays membres de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale, la CEMAC. Je salue votre persévérance pour obtenir cette interview. Cela dénote votre volonté de donner la parole à toutes les parties, afin de faire la lumière sur cette question du Franc CFA, Franc de la Coopération Financière en Afrique centrale.
Votre question laisse entendre que le Franc CFA n’est pas notre monnaie. Il serait plutôt une camisole de force dans laquelle nous serions hermétiquement enfermés. Non, ce n’est pas le cas. Le Franc CFA est bel et bien la monnaie de six pays africains, tel que je l’ai expliqué dans mon Article sur la BEAC, publié en mars 2022.
Par conséquent, le Gouverneur de la BEAC, Monsieur ABBAS MAHAMAT TOLLI, n’a pas la possibilité de « nous maintenir dans le Franc CFA » ou de nous en sortir. Ses prérogatives ne lui donnent pas le pouvoir de décider sur les accords monétaires. En effet, les accords de coopération monétaire entre, d’une part, les Etats eux-mêmes et, d’autre part, entre ces Etats et les partenaires extérieurs relèvent de la compétence exclusive des Chefs d’Etat de la CEMAC.
Pourquoi affirmez-vous que la BEAC est la Banque des 06 Etats de la CEMAC et que le Franc CFA est leur monnaie quant on sait que ces pays doivent déposer 50 % de leurs avoirs extérieurs auprès du Trésor Public français ?
(AS): dans mon article sur la BEAC publié en mars 2022, qui a retenu votre attention et suscité cette interview, je rappelle que la Banque des Etats de l’Afrique Centrale, la BEAC, et le Franc de la Coopération Financière en Afrique centrale, le Franc CFA, ont été créés par la Convention de Coopération Monétaire signée le 22 novembre 1972 à Brazzaville par le Cameroun, la République Centrafricaine, le Congo, le Gabon et le Tchad. Vous noterez que la France n’est pas signataire de cette Convention. Le siège de la BEAC est à Yaoundé au Cameroun. Ses dirigeants et son personnel, environ 2.650 âmes, sont exclusivement africains. Au demeurant, les Statuts de la BEAC précisent qu’elle est un Institut d’Emission multinational africain. La Guinée Equatoriale a intégré, le 1er janvier 1985, ce groupe de pays, constituant, à l’époque, l’Union Douanière et Economique de l’Afrique Centrale, l’UDEAC, en abandonnant sa monnaie nationale, le Bipkwélé.
Le 23 novembre 1972, les cinq pays de l’UDEAC, qui ont créé la BEAC et le Franc de la Coopération Financière en Afrique centrale, ont signé une autre Convention de Coopération Monétaire avec la France. En vertu de celle-ci, la France offre une garantie de convertibilité illimitée à la monnaie émise par la BEAC. En contrepartie de cette garantie, les pays membres de la CEMAC acceptent notamment de placer une partie de leurs réserves de change dans le Compte d’Opérations ouvert auprès du Trésor Public français.
Il découle de tout ce que je viens de dire que si les liens avec la France sont maintenus, ces nouveaux liens sont radicalement différents : de la tutelle, émettant une monnaie pour le compte des Etats, cette relation se limite désormais à garantir la monnaie émise par la Banque Centrale des pays ayant accédé à la souveraineté internationale.
Ce rappel pour dire que le Franc de la Coopération Financière en Afrique centrale, le Franc CFA, est notre monnaie, dont la parité fixe, avec le Franc Français d’abord et aujourd’hui avec l’Euro, est garantie par la France.
Pour l’histoire, Il conviendrait de rappeller qu’avant le 22 novembre 1972, une Banque Centrale coloniale, la Banque Centrale des Etats de l’Afrique Equatoriale et du Cameroun, la BCEAC, qui avait succédé à l’Institut d’Emission d’Outre-Mer, émettait le Franc des Colonies Françaises d’Afrique, le Franc CFA. Le Siège de cette Banque Centrale était à Paris, et ses dirigeants et son personnel étaient français pour l’essentiel.
La confusion entre l’ancienne monnaie, le Franc des Colonies Françaises d’Afrique, le Franc CFA, et la nouvelle monnaie créée le 22 novembre 1972 à Brazzaville, le Franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale, le Franc CFA, découle du maintien de l’acronyme Franc CFA. A l’époque, ce maintien avait pour but de profiter de l’effet de notoriété dont bénéficiait ce sigle.
Vous précisez que la BEAC est exclusivement gérée par les Africains de la CEMAC depuis mars 1978, date à laquelle son siège a été transféré de Paris à Yaoundé au Cameroun. Qui veille alors depuis cette date au respect de l’accord monétaire que les pays ont signé avec la France ?
(AS): plusieurs entités veillent au respect des dispositions de la Convention de Coopération monétaire avec la France. Il s’agit principalement du Gouvernement de la BEAC, du Collège des Censeurs de la BEAC (composé d’un Français et de deux Africains), du Conseil d’Administration de la BEAC, du Comité Ministériel de l’Union Monétaire de l’Afrique Centrale, l’UMAC, et de la Conférence des Chefs d’Etat de la CEMAC, en rapport avec le Trésor Public français et la Banque de France. Je puis vous confirmer que ces accords monétaires sont régulièrement et bien suivis.
Pourquoi la France a-t-elle procédé à la dévaluation de 50 % du Franc CFA en janvier 1994 alors que la convention monétaire prévoit qu’elle garantisse la convertibilité illimitée de la monnaie émise par la BEAC ?
(AS): non ! Ça n’est pas la France qui a dévalué le Franc CFA en 1994. D’ailleurs, elle n’en a pas la capacité juridique et opérationnelle, s’agissant d’une monnaie qui n’est pas la sienne. Cependant, en tant que garant de la convertibilité illimitée de cette monnaie, elle a été associée aux discussions qui ont précédé la décision de dévaluer le Franc CFA, prise par les Chefs d’Etat africains réunis à Dakar en janvier 1994.
En réalité, la dévaluation du Franc CFA intervenue en 1994 découlait de la forte détérioration des fondamentaux de nos économies à partir du milieu des années 1980, notamment : la récession économique dans tous les pays ; l’accumulation des déficits abyssaux de la balance commerciale et de la balance des paiements ; l’épuisement des réserves de change ; la perte de compétitivité de nos économies, etc.
Par ailleurs, le FMI recommandait fortement cette dévaluation du Franc CFA, dans le cadre des programmes d’ajustement structurel, mis en œuvre en réponse à la grave crise économique et financière qui frappait alors les pays africains.
Parlez-nous du Compte d’Opérations. Quelle est sa justification ? Comment fonctionne-t-il ? Pourquoi sommes-nous passés de 100% de dépôt obligatoire au Compte d’Opérations à l’origine à 50 % de nos avoirs extérieurs actuellement ? Que faisait la France durant toutes ces années de nos avoirs ?
(AS): je voudrais apporter une clarification à ce sujet. Toutes les banques centrales du Monde placent leurs réserves de change hors de leurs pays, en attendant de les utiliser pour couvrir les dépenses liées aux importations de biens et services et au remboursement de la dette extérieure. C’est le mécanisme du financement des échanges avec l’étranger actuellement en vigueur.
Dans le cas des pays de la CEMAC, le Compte d’Opérations est ouvert dans les livres du Trésor Public français pour recevoir une partie de ces réserves de change, conformément aux dispositions de la Convention de Coopération monétaire signée avec la France, comme caution à la garantie donnée par la France. Ce compte est rémunéré à un taux d’intérêt très avantageux, comparé aux instruments de même nature sur le marché financier international. Il bénéficie de surcroît d’un taux plancher, fixé à 0,75 %, et d’une garantie de change en cas de dépréciation de l’Euro par rapport aux Droits de Tirages Spéciaux, les DTS, du FMI.
Sur l’année 2022 par exemple, il a rapporté plus de Quarante quatre (44) milliards de francs CFA d’intérêts à la BEAC. Il ne s’agit donc pas d’une captation des ressources de nos pays, mais bel et bien d’un placement à vue optimal de ces ressources.
Au regard de tout ce qui précède, je voudrais insister sur le fait que les avoirs extérieurs, ou réserves de change, placés sur le Compte d’Opérations ou ailleurs, ne constituent pas une épargne à rapatrier pour financer le développement. En réalité, ces fonds, qui sont destinés à financer les échanges avec l’extérieur, sont déjà rapatriés dans la CEMAC. A titre d’illustration, lorsqu’un exportateur camerounais vend son cacao ou son pétrole à l’extérieur, il est payé en dollars des Etats Unis. La BEAC, qui reçoit ce paiement par le biais de la banque de l’acheteur, créditera le compte de l’exportateur dans une banque locale en Franc CFA. Elle conservera les dollars dans ses comptes à l’extérieur pour régler les factures des importations des produits hors CEMAC et payer le service de la dette extérieure.
Par ailleurs, il faut aussi garder à l’esprit que, dans l’hypothèse de la fermeture du Compte d’Opérations, comme c’est le cas aujourd’hui pour la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, la BCEAO, ces réserves de change devront être déposées auprès d’une Banque Centrale ou d’une banque commerciale à l’étranger, à l’instar des autres 50 % de nos avois extérieurs, qui ne sont pas déposés sur le Compte d’Opérations, actuellement gérés par la BEAC.
S’agissant de son fonctionnement, le Compte d’Opérations est à l’image d’un compte courant ordinaire. Il est mouvementé et suivi au quotidien par la Direction des Opérations Financières de la BEAC, qui dresse mensuellement un état de rapprochement de ce Compte.
Les deux Commissaires aux comptes de la BEAC et le Collège des Censeurs de la BEAC élaborent chacun un rapport annuel distinct sur le fonctionnement du Compte d’Opérations, soumis au Conseil d’Administration de la BEAC et au Comité Ministériel de l’UMAC. En toute transparence, ces deux rapports sont publiés sur le site internet de la BEAC.
Concernant les raisons de la baisse du taux de centralisation des réserves de change des pays de la CEMAC sur ce compte, passé de 100 % à l’origine à 50 % à ce jour, je pense, pour ma part, qu’elles tiennent de la stratégie de la partie française, destinée à réduire la charge financière sur ce compte, jugée exorbitante, le taux d’intérêt sur le Compte d’Opérations étant structurellement plus élevé que les taux du marché.
Que fait la France des avoirs déposés sur le Compte d’Opérations ? C’est à la France qu’il faudrait poser cette question. Toutefois, l’impact d’une éventuelle utilisation de ces fonds par la France devrait être relativisé, compte tenu, d’une part, de la modicité de ces fonds au regard du niveau global d’endettement de la France (le solde maximum atteint par le Compte d’Opérations depuis son ouverture est d’environ 10 milliards d’euros, comparé au montant de la dette de la France évaluée à près de 3.000 milliards d’euros à fin décembre 2022, soit 0,33 %) et, d’autre part, de l’exigence de la disponibilité permanente du solde de ce Compte.
Il est écrit dans l’accord monétaire entre États membres qu’un pays peut se retirer quand il le souhaite. Mais une sortie est-elle possible sans représailles, quand on sait que l’ancien Président togolais, Sylvanus OLYMPIO, a été assassiné après avoir annoncé son intention de sortie ?
(AS): plusieurs pays sont sortis de la Zone Franc sans problèmes. Il s’agit du Mali en juin 1962, de la Mauritanie en décembre 1972 et de Madagascar en mai 1973. Le Mali y est revenu en décembre 1967, soit cinq ans après à sa sortie, suite à des dévaluations successives du Franc malien. En revanche, la Mauritanie et Madagascar sont définitivement partis. Je n’ai pas appris qu’ils aient été bombardés par la France. Cela démontre que chaque pays est libre de son choix.
A contrario, il y a eu des entrées volontaires. Je viens de vous dire que la Guinée Equatoriale, qui n’est pas de la sphère francophone de surcroît, a adopté le Franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale, le Franc CFA, depuis le 1er janvier 1985.
vous affirmez que le nom Franc CFA a été conservé afin de, notamment, profiter de l’effet de notoriété dont bénéficiait alors cet acronyme. Trouvez-vous ce raisonnement parfaitement fondé quand on sait que l’émancipation, vis-à-vis de la France et des vestiges de la colonisation, était largement partagée dans ces Etats ?
(AS): j’ai eu la chance de discuter avec le signataire des accords de novembre 1972 côté centrafricain. Il s’agit du défunt Alphonse KOYAMBA, alors Ministre des Finances. Paix à son âme. Il m’avait fait part des discussions âpres et difficiles, qui avaient tiré en longueur des années durant, avant d’aboutir aux accords de Brazzaville. Les sujets des désaccords étaient très nombreux : après les indépendances, fallait-t-il rester dans l’union monétaire entre pays africains ou en sortir pour créer sa propre monnaie et sa banque centrale ? la fixation des sièges des institutions communautaires ; le partage des postes des dirigeants de ces institutions entre les pays ; la dénomination de la nouvelle monnaie et de la nouvelle banque centrale communes ; etc. Je rappelle que les discussions ont duré dix ans, de 1962 à 1972.
Au final, les négociateurs avaient opté pour un consensus, en adoptant des solutions non clivantes. Par exemple, le Franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale, le Franc CFA, était censé être une appellation provisoire, le temps pour les Chefs d’Etat de s’entendre sur un nom se rapportant au terroir africain. Mais lequel des terroirs devrait l’emporter ?
Les signataires des accords de Brazzaville encore en vie peuvent vous en dire davantage sur l’âpreté des discussions autour de ces questions.
Vous vantez les performances de la BEAC comme troisième Banque Centrale en permanence sur le continent, depuis plusieurs décennies, derrière des Banques Centrales comme Bank Al Maghrib du Maroc et la BCEAO, grâce à une parfaite maîtrise de l’inflation. Peut-on viser une croissance à deux chiffres pour l’émergence et se contenter d’une inflation aussi faible ?
(AS): je confirme que la BEAC est la troisième meilleure banque centrale de l’Afrique entière, en matière de l’atteinte des objectifs primordiaux des banques centrales sur les dix dernières années. Du reste, les indicateurs disponibles ci-dessous, concernant la période de décembre 2022 à mars 2023, placent la BEAC au premier rang des Banques Centrales Africaines concernant la maîtrise de l’inflation :
Banques Centrales Taux directeur Taux d’inflation Taux de croissance
Bank Al Maghrib 3,0 % 8,9 % 1,1 %
BCEAO (Zone UEMOA) 3,0 % 8,5 % 5,4 %
BEAC (Zone CEMAC) 5,0 % 6,7 % 3,4 %
South African Reserve Bank 7,25 % 7,0 % 2,0 %
Banque Centrale Rwanda 7,0 % 21,1 % 6,8 %
Central Bank of Kenya 8,75 % 9,23 % 5,4 %
Banque Centrale du Congo 8,25 % 16,3 % 2,8 %
Banque Centrale de Guinée 11,50 % 11,80 % 4,3 %
Banque Centrale d’Angola 17,0 % 11,54 % 2,8 %
Central Bank of Nigéria 18,0 % 21,91 % 3,3 %
Bank of Ghana 29,50 % 52,8 % 3,2 %
Central Bank of Zimbabwe 200,0 % 273,65 % 3,0 %
S’agissant de la croissance, ça n’est pas l’inflation qui génère la croissance. La croissance est la résultante du travail et du sérieux. Il faut produire pour engendrer la croissance. Dans le cas contraire, le Zimbabwe serait le pays le plus développé au Monde, avec un taux d’inflation annuel à trois chiffres, dépassant les 200 % depuis plusieurs années. Au demeurant, les études montrent que la stabilité des prix est une condition sine qua non d’une croissance économique forte, saine et durable.
En toute hypothèse, la monnaie seule ne suffit pas pour développer un pays. Pour tirer le maximum de profit de la stabilité monétaire, il faut un environnement des affaires propice ainsi que des politiques d’investissement public et privé appropriées. La BEAC a su créer, pour sa part, un environnement monétaire et financier stable susceptible de favoriser les investissements publics et privés.
En l’absence d’une production agricole et industrielle suffisante, il est difficile pour nos pays d’atteindre un taux de croissance à deux chiffres durablement, condition nécessaire au décollage économique. Des centaines de milliards de francs CFA que nous dépensons annuellement pour importer du riz, du maïs, du blé, du poisson, de la viande, du vin, du champagne, des produits pétroliers raffinés, du textile, etc. sont des points de croissance et des millions d’emplois en moins. Le manque à gagner pour nos économies est énorme.
Vous semblez laisser entendre que notre appartenance à une union monétaire est un frein à la croissance. Si c’était le cas, de nombreux pays africains qui disposent d’une monnaie nationale se seraient rapidement développés. On peut citer, pêle-mêle, la République Démocratique du Congo, le Ghana, le Kenya, le Nigéria, le Malawi, l’Ouganda, le Burundi, la Sierra Léone, la Gambie, le Libéria, la Guinée, la Tanzanie, la Zambie, la Mauritanie, Madagascar, et j’en passe. Donc, ça n’est pas la monnaie qui engendre le développement. Comme je viens de le dire, le développement dépend plutôt du travail et du sérieux, tel que le disait le Grand Juge KEBA MBAYE du Sénégal : « Debout pour le travail et pour l’éthique avant qu’il ne soit trop tard », sinon « … ce serait une société vouée à l’échec, et peut-être à la déchéance et à la misère matérielle et intellectuelle ».
Vous citez également comme évolution majeure le lancement en 1992 de la Commission Bancaire de l’Afrique Centrale (COBAC), dotée de la plénitude des pouvoirs de supervision bancaire dans la CEMAC. En quoi est-elle une réussite quand le crédit bancaire dans la sous-région est devenu un véritable mythe pour les PME et les ménages ?
Vers la fin des années 1980 et durant les années 1990, les économies des pays de la CEMAC ont traversé une crise économique profonde, caractérisée notamment par l’effondrement des recettes d’exportations, la détérioration des comptes extérieurs, la contraction des ressources publiques et l’aggravation des déficits budgétaires, et surtout le délabrement du système bancaire.
S’agissant du système bancaire, la quasi-totalité des banques des six pays de la CEMAC étaient en faillite. Les causes de cette déconfiture sont nombreuses : la baisse drastique des dépôts du fait du resserrement de la trésorerie des Etats, consécutivement à la crise économique ; l’inefficacité du dispositif de surveillance et de contrôle des banques ; l’ingérence directe et intempestive des pouvoirs publics dans la gestion des banques ; la mauvaise gestion des banques par leurs dirigeants, du reste peu qualifiés ; l’accumulation des créances douteuses ; les difficultés de recouvrement des créances douteuses, du fait des lenteurs et des complications du système judiciaire ; le mauvais climat des affaires ; etc.
Pour redresser cette situation désastreuse du système bancaire, plusieurs réformes ont été implémentées, dont la création, en octobre 1990, de la Commission Bancaire de l’Afrique Centrale, la COBAC, investie de la plénitude des pouvoirs de supervision bancaire dans la CEMAC. Ce fut une décision forte et très courageuse de la part des Etats.
La COBAC a commencé ses activités en janvier 1992. Elle s’est immédiatement attelée à la tâche. Il est difficile de résumer le bilan de la COBAC en quelques mots. Il faudrait y consacrer tout un livre. Toutefois, on peut citer les principales actions déployées : les textes de supervision bancaire ont été modernisés et renforcés ; les contrôles sur pièces et sur place ont été renforcés ; les règles de la gouvernance des banques ont été précisées et formalisées ; des banques ont été restructurées et certaines liquidées ; le secteur de la microfinance a été pris en charge.
Il vous souviendra que les décisions de la COBAC ont parfois défrayé la chronique, parce que touchant quelquefois des personnalités supposées intouchables.
Le coût de la restructuration du système bancaire en 1994 a été considérable : 487 milliards de francs CFA au Cameroun, 15 milliards en Centrafrique, 38 milliards au Congo, 5 milliards en Guinée Equatoriale et 19 milliards au Tchad, soit au total 564 milliards, représentant 5,8 % du PIB de la CEMAC. L’essentiel de ce coût est imputable au Cameroun, avec 86,3 % du total, soit 12,9 % de son PIB.
Grâce à ces actions, mises en œuvre avec détermination, la COBAC a activement contribué à la réhabilitation, à la stabilisation et au développement du secteur bancaire dans les six pays de la CEMAC. Ainsi, le nombre de banques est passé de 32 en juin 1993 à 52 en décembre 2022, compte non tenu d’une quinzaine de banques qui ont été fermées. Les dépôts sont passés de 804 milliards en juin 1993 (soit 11 % du PIB de la CEMAC), à 14.766 milliards à fin décembre 2022 (soit 21,5 % du PIB de la CEMAC), tandis que les crédits bruts ont évolué de 967 milliards (soit 13,1 % du PIB de la CEMAC) à 10.495 milliards (soit 15,3 % du PIB de la CEMAC) sur la même période.
Par ailleurs, la prise en charge de la microfinance par la COBAC a permis un développement spectaculaire de ce secteur. A fin décembre 2022, on dénombre 491 établissements de microfinance, qui gèrent 1.184 milliards de dépôts et ont distribué 816 milliards de crédits. En somme, le bilan de la COBAC est élogieux. Du reste, il est reconnu et salué de tous.
Le deuxième volet de votre question concerne l’octroi des crédits par les banques de la CEMAC, qui serait « un véritable mythe pour les PME et les ménages », selon vous. A ce propos, je dois dire que je ne suis pas d’accord avec vous. Vous pouvez constater, à travers les chiffres que je viens de donner, que le montant des crédits a significativement augmenté depuis 1993.
N’oublions pas que les banques sont créées pour collecter des dépôts et distribuer des crédits. C’est leur raison d’être. Cependant, elles doivent prendre des précautions pour s’assurer que les crédits distribués seront remboursés par les clients. Sinon, elles ne pourront pas rembourser à leur tour les dépôts de leurs clients, constitués d’entreprises et de particuliers. La faillite d’une banque entraine des drames en cascade. Dans ces conditions, vous conviendrez qu’il faille prendre les précautions nécessaires pour l’éviter.
A vrai dire, de nombreux facteurs freinent la distribution des crédits dans les pays membres de la CEMAC. On peut citer, sans être exhaustif : une forte accumulation des créances en souffrance dans les banques. Au 31 décembre 2022, sur les 10.495 milliards francs CFA de crédits distribués, on dénombre 1.918 milliards de créances en souffrance, soit 18 % du total, provisionnées à hauteur de 1.199 milliards. C’est énorme ; le recouvrement de ces créances en souffrance est rendu difficile par les lenteurs et les difficultés des procédures judiciaires ; la mauvaise foi des clients ; le climat des affaires est défavorable ; les projets matures et bancables sont rares ; le secteur informel demeure prépondérant.
En résumé, le métier de banquier repose sur la confiance envers une clientèle crédible et fiable. Ce qui est loin d’être le cas actuellement dans la CEMAC. A mon avis, au lieu d’accuser les banques, qui ne demandent qu’à octroyer des crédits sains pour gagner de l’argent, les journalistes devraient éduquer les citoyens et les hommes d’affaires sur la nécessité de respecter leurs engagements, afin de gagner cette confiance nécessaire au financement sain et approprié de leurs projets et, partant, de nos économies.
Le franc CFA aura-t-il un avenir dans notre Sous-Région, avec l’envolée des contestations et l’avènement des cryptomonnaies ?
(AS): à mon humble avis, l’avenir de la CEMAC est dans l’Union Africaine à tous égards. En matière d’intégration monétaire et financière, le Traité instituant la Communauté Economique Africaine (article 44) et l’Acte Constitutif de l’Union Africaine (article 19) soulignent le besoin « d’établir une union monétaire africaine à travers l’harmonisation des zones monétaires » et « la création de trois institutions financières panafricaines, à savoir la Banque Centrale Africaine (BCA), le Fonds Monétaire Africain (FMA) et la Banque Africaine d’Investissement (BAI) ».
En outre, selon l’article 2 des statuts de l’Association des Banques Centrales Africaines, l’ABCA, qui regroupe tous les Gouverneurs des Banques Centrales de l’Afrique, l’un de ses objectifs est d’aboutir, à l’issue d’un processus chronologique et bien défini de convergence, à la création d’une monnaie unique et d’une Banque Centrale commune en Afrique, donc à une union monétaire complète.
Pour atteindre ces objectifs, la Commission de l’Union Africaine (CUA) et l’ABCA travaillent ensemble depuis des années. Elles ont mis en place une stratégie consistant d’abord à créer une banque centrale et une monnaie commune dans chaque Communauté Economique Régionale, dites CER. Il y a six CER au total : la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE), la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la Communauté Economique des Etats de l’Afrique Centrale (CEEAC), le Marché Commun de l’Afrique Orientale et Australe (COMESA), la Communauté de Développement de l’Afrique Australe (SADC) et l’Union du Maghreb Arabe (UMA). La monnaie unique et la Banque Centrale de chaque CER devraient être mises en place en Janvier 2032 au plus tard.
Les échéances pour l’avènement d’une monnaie unique et d’une Banque Centrale Africaine ont été fixées et régulièrement reportées : en septembre 2002 à Alger, l’échéance a été fixée à janvier 2021 ; en juin 2013 à Abuja, l’échéance a été reportée à janvier 2028 ; en août 2017 à Prétoria, l’échéance a été reportée à nouveau à janvier 2045.
Faisant partie intégrante de la CER Afrique Centrale, en l’occurrence la CEEAC, qui compte 11 pays, la CEMAC devrait oeuvrer à l’accélération de la création de la monnaie unique et de la Banque Centrale de la CEEAC d’ici 2032 au plus tard, comme préconisé dans la stratégie en vigueur, en attendant l’avènement de la monnaie unique et de la Banque Centrale Africaine en 2045 au plus tard.
A l’instar de certains pays européens (Allemagne, France, Espagne, Portugal, etc.), pourtant économiquement puissants, qui ont accepté d’abandonner leurs monnaies nationales pour créer l’Euro, les pays africains devraient se résoudre à œuvrer pour instituer le plus rapidement possible l’union monétaire africaine. Ce faisant, ils disposeront d’une monnaie solide qui facilitera les échanges intra-africains dans le cadre de la Zone de Libre Echange Continentale AFricaine, la ZLECAF, ainsi que la création d’une base économique viable et qui leur permettra de peser sur l’échiquier mondial, afin d’accélérer le développement économique et social de l’Afrique.
S’agissant des crypto-actifs, c’est un phénomène nouveau qui suscite de vifs débats, parfois très passionnés. Au demeurant, les Chefs d’Etat de la CEMAC ont chargé les institutions compétentes de la Communauté de réfléchir afin de proposer un cadre approprié d’exercice et de régulation. Tout un chantier de réflexion est ouvert à la BEAC à cet effet. Attendons donc les conclusions des travaux en cours.
Votre mot de la fin ?
(AS): monsieur Guy NFONDOP, permettez-moi de vous réitérez mes sincères remerciements pour m’avoir permis, à travers cette interview, de donner à vos téléspectateurs des éclairages sur le fonctionnement du système monétaire et financier de la CEMAC.
Comme il apparaît dans mon article, l’évolution de la BEAC n’a pas été une navigation sur un fleuve tranquille et apaisé, au regard des soubresauts, parfois brutaux, qui ont jalonné son existence. Cependant, elle a su s’adapter et remplit convenablement ses missions, notamment la sauvegarde du pouvoir d’achat des citoyens de la CEMAC. En somme, on peut affirmer que la gestion de la BEAC de ces cinquante dernières années a été un vrai travail d’orfèvre, au regard de la complexité de l’Institution.Je voudrais souligner qu’au-delà de ses missions habituelles, la BEAC bénéficie de la confiance des Chefs d’Etat de la CEMAC, qui lui ont confié des dossiers critiques pour l’intérêt régional comme la fusion des deux marchés financiers alors en activité dans la CEMAC en 2018. Après plus de 15 ans de compétition, la BEAC a activement contribué à la réalisation de la fusion de ces deux marchés financiers de la CEMAC en juillet 2019, conduisant à un développement d’activités sur le Marché Financier unifié de la CEMAC. La BEAC anime également le Marché des Titres Publics de la CEMAC. Après des réformes importantes menées depuis Juin 2018, ce Marché a connu un franc succès, comme cela ne s’est jamais produit ailleurs sur le Continent Africain. L’encours des Titres Publics sur ce Marché, devenu source importante de financement des Etats de la CEMAC, est passé en quatre ans de 1.000 milliards de francs CFA à plus de 5.600 milliards de francs, entre fin décembre 2018 et fin mars 2023, soit une progression de 560 %.
Cinquante ans après sa création, elle a célébré cet anniversaire en novembre 2022 à N’Djamena, la BEAC reflète l’ambition portée par les Etats membres, incarnée par des femmes et des hommes qui en ont fait une œuvre humaine couronnée de succès, au bénéfice de nos concitoyens de la CEMAC. Cependant, le voyage se poursuit et comme rien n’est jamais acquis, elle doit garder le cap et redoubler d’efforts pour relever les nombreux défis qui l’attendent. Il appartiendra à la jeune génération de faire évoluer résolument la BEAC vers un autre palier, dans l’intérêt de notre Communauté de destin, sans fantasmes ni émotion.
Entretien réalisé à Yaoundé par Guy Nfondop